Les Bourses Expé by Cabesto Magasins Cabesto

Bourses Expé by Cabesto 2023

récit d'expédition [lauréats BOURSES 2013]

Khan Tengri, face sud 7010 m

Une tentative dramatique… qui se termine bien

KIRGHIZSTAN - Juillet-août 2013

Le Khan Tengri, face ouest et sud. Un sacré objectif !

BLOG

 

L'ÉQUIPE

 

Serge Hardy, 45 ans.

 

Sergueï Seliverstov
(34 ans)

 

 

«C’est une victoire, parce que j’en suis sorti vivant»

Maurice Genevoix, «Les croix de bois»

 

Serjikis, SergeS, Seriogas international… Mais comment on s’appelle au juste ? Ben on s’appelle pareil : Sergueï et Serge.  Le monde n’est pas si grand ! Cette cordée là, de loin, on la croirait sortie tout droit du roman de Steinbeck «Des souris et des hommes» : le grand costaud un peu bêta et le petit futé qui mène la barque. De près c’est un peu différent : le grand n’est pas si bêta et le petit pas si futé… Toujours est-il que ces deux là vont s’embarquer dans une sale histoire…

Itinéraire prévu dans la face sud du Khan Tengri : 3000 mètres de dénivelé !

Été 2009 : Serge au sommet du Pobieda - 7439 m , bien froid !

Prologue

 

Accrochés aux basques de Kolia Totmianin, nous sommes deux petits brestois à partir à l’assaut du Khan Tengri, par son côté Kirghize. Dans cette voie normale, vers 5000 mètres, entre le camp1 et le camp2, il est un passage où personne n’aime trop traîner. «La bouteille», c’est le nom qu’ont donné les Russes à cet étranglement, est située sous des séracs suspendus bien menaçants qui régulièrement dégringolent sur les cordées qui passent dessous. Beaucoup se sont fait des frayeurs à cet endroit ; sous les tirs de l’artillerie du pic Tchapaev. Sortis d’affaire, il est d’usage de faire une bonne pause : après avoir passé la bouteille, on la débouche…

En ce mois de juillet 2009, nous sommes deux cordées à avoir fait rugir les moteurs de nos carcasses pour passer au plus vite. Nous et trois Russes de Bishkek. Entre deux halètements,  un grand costaud blond me demande :

«C’est pas toi, Serge, qui vient de France ?»

«Ben euh, si c’est moi»

«T’as pas dormi à Bishkek, dans la Guesthouse de Fiodor et Zoïa»

«Ben euh, si»

«Alors tu connais Masha»

«Ben, euh oui»

«Masha, c’est ma copine. Je m’appelle Sergueï, enchanté !»

«Et moi c’est Serge. Enchanté aussi !»

 

Après le Khan, j’enchaînais, en duo avec Kolia, le pic Pobieda. Le plus redouté des cinq «7000» de l’ex-URSS me laissa des souvenirs impérissables. J’en sortis rincé, avec un nez gelé, tout noir. Cet ustensile me valut un certain succès au camp de base «South Inylchek», où je devins le clown de la cantine ; surtout quand cette cantine s’animait après le repas du soir, lorsque sortaient d’on ne sait où les petits verres dédiés à vider des bouteilles qui pouvaient mettre par terre les plus costauds , aussi surement que les avalanches du Tchapaev.

Des cinq «7000», j’en avais alors trois au compteur, et tout cela m’allait très bien. Je me sentais trop touche-à–tout pour me lancer dans des collections à compléter. Mais les idées sont comme des graines ; quand on les sème dans une terre fertile elles poussent. Dans une discussion, un grimpeur russe me dit : «c’est pas mal vu, de faire comme ça, avec le Pobieda au milieu, et en gardant les deux autres parts du gâteau pour la fin». Présentés comme cela, les pics Korjenevskaïa et Communisme avaient sans doute l’air d’être plus appétissants…

Toujours est-il qu’en 2011, je retrouve le gaillard Sergueï à Dushambe, la capitale du Tadjikistan, pour «boucler la boucle», pour lui comme pour moi. Tous les deux nous creusons une tranchée dans la neige jusqu’au sommet du pic Korjenevskaïa ; et, après un petit repos au camp de base, nous remettons ça sur le pic Communisme, après avoir créé une «joint-venture» d’écraseurs de neige, avec un alpiniste Kazakh (Denis) et un Polonais (Thomas). Sur ces deux montagnes, nous sommes les premiers de la saison à «passer». On se sent forts, et on nous le fait sentir : sauna gratuit pour nous, avec le droit d’y boire des bières fraîches… Bref on est les rois… de la cantine toujours !

Lorsqu’on a confiance en soi, on croît en l’avenir, et donc on a des projets. Pour changer un peu de la haute altitude, je propose au Sergueï un truc qui reste une originalité chez les Russes : un ultra-trail. Autant ils pratiquent quelque chose qui s’appelle le Sky-Running* – notamment avec la fameuse «Elbrus Race», à laquelle Sergueï a participé plusieurs fois – autant la course de montagne au long cours, avec ses chiffres de kilomètres et de  dénivelé astronomiques, reste un domaine assez méconnu là-bas.

Sergueï est plus un montagnard qu’un coureur ; il n’a pas vraiment un profil filiforme et ses biscottos gros comme mes mollets ne peuvent être, dans ce type de compétition, que du poids inutile… Alors il faut choisir un truc où on ne court pas trop, sinon il va exploser en plein vol. Le raisonnement est assez simple : dans ce genre de course plus c’est long, moins tu cours. Il suffit donc de prendre ce qui se fait de plus long dans la période qui nous intéresse : Ce sera donc la PTL.

La PTL, ou Petite Trotte à Léon, c’est une course qui n’en est pas tout à fait une. D’abord elle se court en équipe, de deux ou de trois, sans classement officiel et de façon très autonome (les équipes gèrent en grande partie leur ravitaillement et leurs temps de repos). Ensuite l’affaire se joue «en orientation» ; c’est-à-dire que l’organisation fournit une carte, une trace GPS et une antenne de géo localisation. Ensuite, bien au chaud dans leur PC course, ces sadiques, au vu de l’évolution des petits points qui se déplacent sur l’écran de leur ordinateur, peuvent faire des paris sur les chances de survie de telle ou telle équipe…

Enfin, le format de la course est un peu XXL : environ 280 km pour 24000 mètres de dénivelé positif à réaliser en moins de 138 heures, le tout sur des sentiers qui parfois n’existent pas…

 

Fin août 2013, Sergueï et moi-même sommes donc alignés sur la ligne de départ de cette  petite promenade de santé. La bonne farce que je lui ai jouée là ! Au bout de 200 km les genoux de mon petit camarade ont doublé de volume, et nous forcent à un arrêt prolongé en Italie, à Morgex, le deuxième gros «chekpoint» de la course. L’adorable Mimo et Louisa, la reine du strapping, nous remettront en selle et nous permettront de finir la course ; les étonnantes capacités de récupération de Sergueï feront le reste. Nous nous retrouverons au cœur de la perturbation neigeuse qui fît annuler, cette année là, le prestigieux UTMB, mais faire des tranchées dans la neige, pour nous, c’est un genre d’habitude qui vire à la routine.

Au lendemain de l’arrivée, alors que je tente de ne pas m’assoupir au volant en remontant vers Paris, l’ami Sergueï a une lueur dans les yeux. «L’an prochain, c’est moi qui choisis le programme» dit-il. Ça sent l’hypoxie tout ça…

Le «programme» de Sergueï, c’est une affaire qui lui trotte dans la tête depuis un moment : ouvrir une voie directe dans la face Sud du Khan Tengri. Une équipe russe avait tenté le coup en 1982, mais, mal et lourdement équipés, aux alentours de 6500 mètres, ils avaient fini par bifurquer vers «l’arête de marbre» ; une voie plus conventionnelle située entre la voie normale et la face Sud. Ils n’avaient retrouvé le camp de base que onze jours après l’avoir quitté. L’idée c’est de rester cette fois pleine balle dans la face Sud, et d’y ouvrir la première voie directe sur ce versant. Mais pourquoi personne n’y a pensé plus tôt ??

On découpe l’affaire en étapes :

Une première journée expo, style «salaire de la peur», avec passage obligatoire sous de gros séracs menaçants et dans un genre d’entonnoir où tout ce qui peut tomber de la face passe forcément ; tout ça avec des sacs forcément chargés vu que c’est le premier jour. Ensuite une grosse journée avec des pentes de glace pas trop raides, mais bien longues ; ce sera donc la fête des mollets. Après, suit un passage en rocher qui n’a pas l’air trop violent. On peut le contourner par la droite, mais voyez-vous, sous nos airs de brutes nous sommes des esthètes, et, pour la beauté de la ligne on préfère aller tout droit. Et dans la même journée on attaque le gros morceau : une belle dalle rocheuse à 6500 mètres. Là il y aura sans doute des passages d’artif ; à ces altitudes les étriers sont plus utiles que le sac à pof… On pose une stat et on revient faire dodo dans notre palace de toile, et le lendemain on en finit avec ce rocher. On remonte dans les pentes de neige, et on bivouaque un peu sous le sommet.

Ensuite, le matin, tels des dieux grecs, on sort au sommet, à 7010 mètres, en pleine lumière et, pfiuuuu, on file au camp 3 de la voie normale. Là, de la nourriture nous attend, car tels des hamsters prévoyants, vu qu’on a utilisé ce camp 3 pour nous acclimater, et bien on y a fait une petite cachette. Après, il ne reste plus qu’à redescendre au camp de base, et y boire quelques bières, histoire de se stimuler le cerveau pour d’autres projets d’avenir… Donc, si on peut grimper tous les jours c’est six jours en tout. Evidemment ce Khan Tengri, le «7000» le plus au Nord de la planète, est un capricieux météorologique ; et il est fort possible qu’il nous bloque de ci de là dans notre vaillante progression. Allez, faudra juste être bien vigilants sur les prévisions météo, et charger un peu plus de bouffe et de gaz que le strict minimum.

Quel projet ! Elle est sacrément belle cette face Sud ! Au Kirghizstan, elle est même sur les billets de 100 soms ! Banco, l’affaire est lancée, et à Brest comme à Bishkek, dans cet hiver 2013 qui n’en finit pas, on commence à préparer tout ça…

 

Chapitre I : Préparer, organiser

Préparer une expé d’alpinisme, ce n’est pas que regarder des cartes ou fouiner dans de vieux topos. Ce n’est pas non plus que se préparer physiquement et techniquement… C’est aussi essayer de trouver des sous ! Je ne sais pas si la recherche de sponsors dans le domaine sportif est une chose aisée, mais dans le domaine de l’alpinisme, ça relève de la chasse à la poule aux œufs d’or.

La montagne est en général assez mal connue de ceux qui ne la pratiquent guère. Le pékin moyen confond allègrement l’Everest et l’Himalaya et voit le Mont Blanc comme un sommet quasi inaccessible, parsemé de cadavres d’inconscients surgelés, victimes de leur propre folie. Une certaine presse n’est sans doute pas étrangère à tout cela. Mais pourquoi ne parle-t-on d’alpinisme que lorsqu’il y a des accidents ; de préférence mortels?

Alors lorsqu’on recherche des mécènes dans une ville comme Brest, autant demander de l’aide pour aller sur la Lune ! Si le milieu de l’escalade rocheuse  y existe comme dans bien d’autres villes éloignées des montagnes, le milieu qui s’intéresse à l’alpinisme est une toute petite famille. Equipés de véhicules diesel, ces marginaux peuvent terminer une course en début d’après midi à Chamonix, reprendre la route dans la foulée, rentrer au bercail à 4h du matin, pour commencer le boulot à huit dans le crachin d’un lundi matin approximatif. Lors d’un retour d’expé, après avoir enchaîné deux sommets de plus de 7000 mètres, un grimpeur local me demanda avec le plus grand sérieux si les jeeps nous déposaient au sommet, ou s’il fallait marcher beaucoup pour y arriver… C’est dire !

Donc pour trouver des sous, on peut toujours se gratter : on n’avait qu’à faire de la voile ou du foot, comme tout le monde !

Seulement, voilà, des sous il en faut tout de même un peu. Même si le budget des expés d’alpinisme n’a rien à voir avec celui de bien d’autres sports, ce n’est pas si évident que cela pour un individu, simple salarié, d’assumer à lui seul les frais de transport et de matériel que cela implique.

Mais il y a quand même des solutions : certains fabricants ou distributeurs de matériel de montagne ont mis en place des «bourses» qui permettent aux alpinistes de s’équiper à bon compte, voire même de payer une partie des frais qui leur incombent. C’est ainsi que notre projet se trouve être le lauréat des Bourses Expé, du nom de la société de vente de matériel par correspondance bien connue des grimpeurs français pour sa compétence et son sérieux. Youpi ! On est comme des gosses qui ont décroché le pompon dans la chenille de la fête foraine ! Du matériel neuf, et même … un peu d’argent.

A Brest comme Bishkek, c’est la fête, et on rédige nos lettres au père Noël ! Sergueï va changer de crampons, on va avoir des casques qui ne pèsent rien et un bon paquet de fringues neuves, sans même un petit trou refermé au scotch armuré. Bref, la petite équipe se transforme en une bande de dandys, discutant taille et couleur de leur garde robe.

Il reste d’autres problèmes à résoudre : des histoires d’assurance, de billets d’avion, d’agence locale, d’hébergement  sur place, de téléphone satellite ou encore de routage météo. Bref tout ça se fait petit à petit, et fin juin, la petite équipe est opérationnelle. Le départ est fixé le vendredi 5 juillet 2013.

L’équipe c’est donc Sergueï et moi, plus Mischa, le meilleur pote de Sergueï. Ces trois là c’est pour la tentative sur le Khan. Embarquent aussi dans l’affaire Arno et Fabien, qui ne viennent qu’une semaine ; juste histoire de respirer l’air de là-bas, dans les montagnes proches de la capitale, où nous effectuerons notre première phase d’acclimatation.

Chapitre II : Départ et … arrivée

 

Vendredi 5 juillet ; 11 heures : après un départ nocturne de Brest, nous avons récupéré Fab à Rennes, et nous débarquons à Orly, au comptoir d’enregistrement des bagages de la compagnie low-cost turque censée nous convoyer jusqu’à notre destination. Est-il besoin de préciser qu’il s’agit là de la compagnie la moins chère que nous ayons trouvée ?

Ceci explique peut être cela : une pagaille sans nom règne au guichet… On veut bien nous emmener jusque Bishkek, mais en ce qui concerne nos bagages je me rends compte juste avant qu’ils ne soient happés par le tapis roulant qu’ils ne vont que jusqu’à Istanbul ! Protestations, explications plus ou moins fumeuses ; bref tout finit par rentrer dans l’ordre. Il ne reste plus qu’à traverser cet aéroport au pas de charge, à en franchir tous les contrôles, sous les yeux éberlués des agents de sécurité, qui se demandent vraiment qu’est ce que c’est que ces énormes chaussures que je trimbale aux pieds. On doit pouvoir en cacher de la drogue là-dedans !

13 heures 50 ; nous sommes dans l’avion. Le miracle c’est  qu’il parte à l’heure, cet oiseau là ! Vu le bazar ambiant, on n’aurait franchement pas parié là-dessus !

Nous sommes «dans le tuyau» et, après l’escale à Istanbul, on repart vers Bishkek. L’arrivée est prévue à 4h20 ; mais pourquoi en Asie Centrale a-t-on toujours droit à ces horaires de noctambules détraqués ? Mystère…

 

Samedi 6 juillet ; Bishkek : les formalités de douane sont on ne peut plus simples ; les visas ont été supprimés pour les ressortissants européens. Du coup ça passe tout seul et, miracle, tous les bagages sont là ! Même pas un petit sac de perdu ; ce sont les traditions qui se perdent !

On sort de là, et c’est Sergueï qu’on retrouve, la bouille toute épanouie : il nous offre des abricots tout juste cueillis dans l’arbre. C’est la pleine saison au Kirghizstan. Tout le monde embarque dans la voiture, et direction la ville, où on est attendus chez Zoïa et Fiodor.

Sergueï m’annonce tout de suite la «mauvaise nouvelle» : Le papa de Mischa a de graves ennuis de santé et donc… Mischa ne vient pas. C’est un problème ; je vois bien que le poids de l’énorme sac que je trimbale depuis la veille ne sera pas divisé par trois mais par deux, mais bon, on s’en arrangera toujours. D’un autre côté je n’ai jamais aimé m’embarquer dans une course avec quelqu’un que je ne connais pas, même si c’est le meilleur copain de Sergueï, donc a priori pas un comique…

On retrouve la petite famille. Fiodor a l’air de bien se porter après son opération de la jambe. Zoïa n’a pas changé ; toujours aussi volubile. Masha a progressé en anglais (elle se débrouillait déjà pas mal…).

On attend un peu que la chambre de la guesthouse se libère. «Café Arno ?» ; «non merci (Arno ne boit jamais de café)» ; «Café Arno !» ; «bon, ben d’accord alors…»

Allez, on va dormir un peu.

Fin de matinée ; Sergueï rapplique. On étale le matériel sous la tonnelle du petit jardin écrasé par le soleil. Le grand marchandage commence : «si si, ce piton là c’est de la balle je t’assure, et la lame «rasoir» c’est surprenant comme ça tient». «Bof, bof, par contre regarde ce que j’ai là ; ces espèces de pitons-ancres, c’est terrible, je n’utilise presque plus que ça». Des pitons-ancres, je n’avais jamais vu ça moi… On dirait des crocs de boucher miniatures ; ça n’a pas l’air d’être ultra léger, mais le Sergueï a l’air d’y tenir.

Je sors mes étriers d’artif… Pour moi l’artif en haute altitude c’est terra incognita et, philosophiquement, je me vois pas super à l’aise à glisser les grosse pompes dans les petites marches en sangles de ces foutus étriers secoués par le vent qui, évidemment, viendra nous compliquer la vie là-haut…

Sergueï prend son air supérieur et me met sous le nez un truc qui m’a tout l’air d’être un prototype : un genre de crochet qui, par un système de velcros ingénieux, vient se fixer au niveau du genou. Il n’y a plus d’étriers à proprement parler, mais une série d’anneaux en titane, fixés sur une sangle. Il ne reste plus qu’à coller le crochet dans les anneaux et on progresse comme ça. Une sacrée invention des grimpeurs de Krasnoïarsk que voilà là ! Ça, ça a l’air carrément bien ; adopté!

Discussion sur les tentes… En gros, pour résumer, plus une tente est légère, moins elle est confortable. On peut aussi prendre le problème dans l’autre sens : plus elle est confortable, plus elle est lourde…

Je mets sous le nez de mon petit camarade ma dernière trouvaille : 1,1 kg pour une tente destinée à deux personnes. C’est ce que, dans le jargon de l’alpinisme, on appelle une «tente d’assaut» ; en terme de poids c’est imbattable ! Je ne sais pas trop pourquoi, mais ce grand costaud de Sergueï n’a pas l’air franchement enchanté ; il se voit déjà se tortillant comme un ver dans son cocon pour attraper la moindre bricole, avec les plaques de givre qui se mettent à fondre sur sa tête dès qu’on allume le réchaud. Le voilà qu’il déballe sa propre tente et se met à faire l’article : on dirait un vendeur en immobilier ! Là ça ne va pas se passer comme ça ! On ne va pas se taper deux kilos de plus, juste pour un peu de confort ; on dormira tête-bêche et ça ira bien comme ça… On prend quand même la tente «confort», pour la placer au camp 1 de la voie classique, qui sera notre camp de base avancé : c’est vraiment un têtu, ce Sergueï !

Pour la nourriture ; la semaine qu’on se prépare à Ala Archa va nous servir de test gastronomique : nous allons pouvoir comparer les délicates saveurs des lyophilisés Danois de Sergueï et de ceux que j’ai amenés de France ; sans parler des diverses barres énergétiques.  On en salive d’avance…

On file au marché pour faire réparer les crochets magiques de l’ami Sergueï : les coutures sont dans un sale état. Il faut dire que ce Sergueï a une fâcheuse propension à casser tous ses jouets ! Un cordonnier Kirghize nous règle l’affaire avec une machine à coudre qui doit dater d’avant la guerre ; la question étant de savoir de quelle guerre il s’agit. Quand on pense qu’en France les coutures des EPI font l’objet d’une norme particulière !

Encore quelques achats ; fruits secs, sucre, PQ, céréales, lait en poudre,… et nous voilà fin prêts pour un décollage prévu le lendemain matin. En attendant petite soirée entre «fransouz» ; avec repas au café du coin. «Bière Arno ? » (Arno ne boit jamais de bière) ; «bon, ben d’accord alors…»

 

Dimanche 7 juillet : Sergueï nous récupère, et nous voilà partis. Son fiston, Sacha, sera aussi de la partie.

Coup de frein, demi-tour ; on a failli oublier de prendre du gaz ! C’est Fiodor qui nous en file, sous forme de cartouches «rechapées» : et oui, ici, avec une grosse bombonne, on remplit les cartouches vides. Du recyclage «maison», sans que Véolia puisse y mettre son grain de sel.

On gare la voiture au terminus de la route, manœuvres et… bosse sur la carrosserie. Sergueï, t’as encore abimé un de tes jouets ! Il aurait mieux fait de s’acheter un tank, ce délicat garnement ! On se colle les gros sacs sur le dos : matériel, tentes, nourriture… Ça pèse son poids toute cette affaire ! Sacha  semble piaffer d’impatience…

Et en avant pour le refuge Radsek ! Il y a quelques années, ce refuge, situé à 3300 mètres, n’était plus qu’une ruine peuplée de souris affamées. Remis en état par les grimpeurs locaux, il est maintenant devenu habitable, et de petites cabanes ont même poussé autour. Parmi celles-ci, une appartient au club de Sergueï. En se tassant un peu on devrait y tenir à cinq.

Sacha, ce petit bout de neuf ans, donne l’allure. Et quelle allure ! Avec nos lourds fardeaux nous sommes vite largués ! J’arrive à la cabane juste avant la pluie ; Arno et Fab arrivent trempés : thé et goûter pour tout le monde. Sans transition, on passe au repas du soir.

Puis, au dodo : on se tasse dans le fond de la cabane ; c’est pas très large, mais on devrait y arriver. Sacha gigote vigoureusement : il n’a pas l’intention de n’occuper qu’une demi-place ce petit animal !

 

Lundi 8 juillet : Météo foireuse. Sergueï doit redescendre : une petite course à faire en ville. On convient de se retrouver là le lendemain. Pour nous, on va voir ce qui se passe plus haut ; montée à 4000 mètres vers une cabane nommée par dérision «hôtel Korona», au pied du pic du même nom. La météo est vraiment pourrie. On monte sous la neige qui tombe sans s’arrêter, avec les gros sacs. Arrivée sur le glacier Ak-Saï ; allez on met la corde… Bonne idée ! Arno se retrouve à pédaler dans le vide, les deux pieds dans une crevasse, pendant que le reste de son corps esquisse des mouvements de crawl censés le sortir de là…

Un groupe de jeunes grimpeurs américains a investi la cabane ; eux aussi font leur première acclimatation. On met les tentes un peu plus haut. Vives protestations de mes deux acolytes quand je leur propose de gravir le Korona demain matin ! Ben quoi, les jeunes, déjà fatigués ? Allez, papi va vous préparer la soupe…

 

Mardi 9 juillet : Ça s’est agité dans la nuit ; les Américains sont partis sur le Korona. On attend qu’ils redescendent,  et on décanille, direction Radsek. Descente dans une météo toujours aussi foireuse : neige, neige, neige…

Radsek ! Sergueï arrive en même temps que nous, et monsieur nous fait un caprice ! «Et si on allait faire un peu d’artif sur la falaise à côté ?» Je jette un coup d’œil dehors : beuuurk ! Un temps à ne pas mettre un Breton dehors !  «Bon d’accord, mais c’est vraiment pour te faire plaisir». Super l’activité multisports ! Escalade et plongée sous-marine en même temps : on ne fait pas ça tous les jours ! Après m’avoir flanqué un caillou dans l’œil, mon compère décide enfin de jeter l’éponge, qui pour le coup, commence à être franchement trempée. Thé, manger et dodo.

 

Mercredi 10 juillet : Artif encore ; ça va mieux qu’hier. Incroyable comme un rayon de soleil peut changer les choses. Les crochets de genou c’est vraiment le top ! On peut remonter plus haut sur le point, tout en restant installé de façon assez confortable. Parce qu’avec les étriers classiques, ce n’est pas vraiment le cas. Là, quand on remonte haut sur le point, on se retrouve avec un crochet dit «fifi» passé sur ce point et les pieds dans les étriers qui sont eux aussi fixés sur ce point. La position que prend alors notre petit corps meurtri atteint vite les limites du supportable, physiquement comme psychologiquement. Les restes de cours de mécanique enfouis dans le cerveau ne peuvent s’empêcher de ressurgir ; parce que là on met tout son poids à tirer sur ce malheureux point, dans le sens de l’éjection dudit point, et donc de la chute de l’individu possesseur du cerveau précité. Grands moments de terreur en perspective !

Ensuite on part pour faire un petit peu de glace. Sergueï me fait faire connaissance avec d’autres joujoux inconnus sous nos latitudes : les «ice fifis». Il s’agit là d’outils qui peuvent remplacer les deux piolets «traction» qu’on utilise habituellement sur ce type de terrain. Deux crochets aiguisés, suivis de manches en forme d’anneau, sur lequel on accroche un étrier. Mode d’emploi : frapper et pousser vers le bas avec le pied et crunch, ça entre dans la glace. Certes l’effort à réaliser avec le bras pour ancrer l’engin est bien moindre qu’avec les classiques piolets, mais il y a comme un défaut. Si un des deux ancrages saute au moment où on charge dessus tout le poids du corps, et bien, le corps en question est irrattrapable : tout tient sur ces deux petits crochets misérables… Brrrr, dans de la glace bien pourrie, l’affaire n’inspire pas franchement confiance, moi je garde mes piolets !

Comme d’habitude la météo, incertaine le matin, part complètement en sucette en début d’après- midi. Lyophilisés, guitare et chansons prennent donc possession de la petite cabane.

 

Jeudi 11 juillet : Ça alors ; du soleil ! Allez on va se promener ! Direction le pic Outchitiel (instituteur en russe), c’est-à-dire la montagne d’à côté. Il s’agit d’une course facile, où il faut à peine mettre les mains par endroits, avec le sommet vers 4550 mètres. On embarque le petit Sacha dans l’affaire. Sacha est déterminé comme jamais ; il n’est jamais monté si haut. A le voir, il me rappelle mon premier sommet. Lors des vacances d’été, avec mes parents nous étions partis en Bulgarie. Mon aventurier de père m’embarqua donc dans l’ascension du Mussala, le point culminant de ce petit pays du Sud Est de l’Europe, qui n’est pas qu’une station balnéaire du bord de la mer Noire. L’altitude était modeste, mais comparé à ma petite taille ou à celle des terrils du Nord de la France, elle était loin d’être négligeable ! Un petit pin’s représentant cette montagne, cadeau de compagnons de tablée de l’auberge où nous gitions, vint fleurir sur ma poitrine. Celle-ci pour l’occasion était gonflée comme celle d’un récipiendaire de la légion d’honneur, décoration dont d’ailleurs j’ignorais jusqu’à l’existence même.

Bref notre Sacha ne renonça pas, et se retrouva au sommet où son père et moi le félicitâmes copieusement… pendant qu’Arno et Fab crachaient leurs poumons un bon 300 mètres en dessous ! Redescente en courant, et un peu de grimpe «en grosses», histoire d’occuper l’après-midi sur les rochers proches du refuge. Fini l’artif, on retrouve un peu les sensations d’escalade !

 

Vendredi 12 juillet : Descente ! On retrouve la voiture et direction Bishkek. Petite pause en bord de route. Arno et Fab partent demain et il n’est pas pensable qu’ils quittent le Kirghizstan sans avoir goûté au koumiss. Le koumiss, c’est du lait de jument fermenté. Les éleveurs nomades le fabriquent dans une outre en peau : c’est très légèrement alcoolisé et, comment dire… un peu fort en goût, en réalité. Depuis la nuit des temps on en boit au Kirghizstan. Tout petit Gengis Khan lui-même en biberonna des litres ; cela le rendit très fort et il en conquit l’Europe entière, ne laissant que poussière sous les sabots de son cheval. Bref, si le koumiss ne vous tue pas, il ne peut que vous rendre plus fort !

Passé le premier verre, mes compagnons tirent une drôle de tête et ne semblent pas partants pour un second verre de cette potion. Qu’à cela ne tienne, on finit le pichet avec Gengis Sergueï.

Le reste de la journée est une plongée en apnée dans l’univers de cet individu là. Magasin de matériel de montagne (il faut absolument ramener ces crochets de genou en France), grand magasin «Tsoum» (il faut ramener des souvenirs pour Arno et Fab), supermarché (il faut faire les courses pour le Khan Tengri) ; tout cela ponctué de rodéos dans la voiture de Sergueï lancée sur les boulevards de la ville comme un cheval au galop dans les steppes sans limites.

Fin d’après-midi ; on file à Kant, à 30 kilomètres de là, où les parents de Sergueï nous invitent à prendre le thé. Le «thé» en question est plutôt du genre copieux : soupe, salades variées, viande, pommes de terre et fruits. Natacha et Stachek sont des gens charmants ; ils entretiennent avec amour leur petit potager et nous en font profiter. Je les fais beaucoup rire en racontant des histoires de montagne tout en faisant de grands efforts pour m’exprimer en un russe à peu près compréhensible. Nous sommes invités au sauna, lorsque nous reviendrons du Khan Tengri.

Il faut prendre congé ; on file chez Zoïa et Fiodor, en ramenant un gâteau pour Zoïa. Diable, Fiodor sort la bouteille de whisky, l’heure est grave ! «Whisky Arno ?» (Arno ne boit jamais d’alcool) ; «bon, ben d’accord alors…».

 

Samedi 13 juillet : Départ de chez Zoïa et Fiodor à trois heures, l’avion est à 5h30 pour Arno et Fab. A croire que les aéroports ne fonctionnent pas le jour dans ces régions ! On file vers l’aéroport, contrôle d’alcoolémie : négatif ! Ici le taux est de 0,00 ; ça doit être assez rentable ce type de contrôles ! Bises, coucou à la France ; Arno et Fab repartent, lestés du matériel que nous n’utiliserons pas sur le Khan…

Pour Sergueï et moi, le départ vers le camp de base du Khan est programmé dans la matinée. Bouclage des sacs, mise à jour du blog, il reste même deux heures pour dormir ! Pour rejoindre le camp de base, il faut compter deux jours. La première journée est consacrée à traverser le pays d’Ouest en Est, pour aboutir à Karkara, au fond d’une vallée verdoyante, le long de la frontière Kazakhe. Le second jour, c’est le vol en hélicoptère, vers le camp de base situé sur la branche Sud du glacier Inylchek. Fort logiquement ce camp de base est donc nommé «Inylchek Sud», alors que son homologue Kazakh, situé de l’autre côté du Khan Tengri, s’appelle «Inylchek Nord».

Nous voilà donc embarqués dans deux minibus ; destination Karkara. Le petit groupe des alpinistes est assez international : russes, polonais, tchèques et… un français, discussions en anglais et en russe… On s’arrête pour casser la croûte au bord du lac Issyk Kul. Petite trempette avant de reprendre la route ; l’eau est limpide et pas si froide (enfin, pas plus qu’en Bretagne en tout cas…). On arrive dans la vallée de Karkara ; les chevaux courent dans l’herbe verte, de nombreux apiculteurs sont installés là pour l’été, amenant leurs ruches dans leur camion. Un petit paradis…On nous arrête au poste de contrôle (il s’agit ici d’une zone frontalière), il manque un papier où figurent sans doute de très importants tampons. Palabres, marchandages… on finit par passer, pour atteindre le camp de Karkara dans la soirée. L’hélicoptère est posé à côté, habillé pour la nuit par de grandes housses. Le matériel n’est pas neuf, mais il est entretenu, ouf !

Le camp est utilisé indifféremment par les trekkeurs et les alpinistes ; pour ces derniers il ne s’agit là que d’un lieu de transit avant de rejoindre l’un des deux camps de base.

Chapitre III : retour au camp de base «South Inylchek»

 

Dimanche 14 juillet : 6h10 ; on gratte à la porte de notre tente. Un des jeunes qui s’occupe du camp vient nous dire que l’hélico décolle à 6h30 ! Aaaarrgl, évidemment tout est en vrac dans la tente ! On s’énerve un peu ; et le même jeune revient pour nous dire qu’en fait on part à 10h30…

La cordée se détend, direction le petit-déjeuner, où on s’installe pour un moment : kacha, etc… Finalement la bébête volante revient de sa première rotation plus tôt que prévu, ça veut dire qu’on part plus tôt. Ici c’est l’hélicoptère qui commande, pas la pendule ! Chargement : on embarque des vivres, du gaz, et tout un fourbi de tentes, de panneaux solaires et bien d’autres choses encore. Nos sacs sont placés entre les sièges, et nous-mêmes sur les sièges. La turbine démarre, accélère, la porte se ferme et c’est parti ! Le paysage change peu à peu, le vert cède la place au blanc, tout se minéralise ; adieu la vie…

A peine trois quart d’heure plus tard, on touche la moraine au dessus du glacier : arrivée au camp de base. Quatre petits drapeaux entoure l’aire réservée à l’hélico, un bidon d’essence complète le tableau : bienvenue à Inylchek International Airport. Ici ni douaniers tatillons, ni interminables contrôles ; l’atmosphère est fraternelle et tout le monde s’y met pour décharger l’hélico. Une grande tente mess, une série de petites tentes jaunes et l’indispensable sauna ; le Pobieda d’un côté, le Khan Tengri de l’autre, c’est grandiose et simple à la fois…

Nous sommes arrivés au CB Sud vers 10 heures. 3 ans ont passé ; on prend les mêmes et on recommence… Dima, c’est toujours le chef ; d’ailleurs c’est maintenant écrit dessus: «Base camp boss» sérigraphié à l’arrière de sa polaire… Tania est toujours en cuisine: elle me demande des nouvelles de mon nez. «C’est parfait» que je lui dis ; «ils m’en ont fait un nouveau en titane et en plastique». Allez, on rigole un bon coup… Avas est toujours le médecin du camp, et lui aussi se souvient bien de mon museau : il lui avait à l’époque apporté les premiers soins. Il peut être fier de son travail !

Il y a les nouveaux aussi. Vitaly vient de Bishkek ; il fait partie de l’équipe qui pose les cordes fixes sur la voie normale du Khan. La stratégie est simple : l’hélico en dépose 1000 mètres sur le petit plateau juste au dessus de C3, vers  5900 mètres ; ensuite il «n’y plus qu’à» les dérouler (pour les aider dans ce dur labeur, l’hélico dépose aussi une bouteille de remontant).

Ils ont échappé de peu à une énorme avalanche qui est tombée du Tchapaev vers 16h30 il y a quelques jours. L’avalanche est remontée jusqu’à un endroit où d’habitude elle ne remonte jamais, et est ensuite redescendue dans la pente entre C2 et C1. Vitaly était au dessus ; un autre groupe était en dessous : ils se sont sauvés en abandonnant leurs sacs pour courir plus vite. Bilan : ils n’ont rien retrouvé, tout leur matériel est perdu, enfoui sous des mètres de neige et de glace. C’est ce qu’on appelle un moindre mal, car d’après eux, ils on «fait pipi et caca en même temps» !

Il y a aussi ceux qu’on ne reverra jamais : l’enthousiaste Vitaly (un autre) ; le compagnon de Gleb Sokolov dans une ouverture en face Nord du Pobieda en 2009 (qui leur valut d’être nominés au Piolet d’Or) est mort sur le K2, dans une tentative hivernale…

Voilà : la météo se déglingue vers 11h30 et ça neige jusqu’au soir. Demain ça prévoit un peu la même chose (les infos qui circulent ici rejoignent les nôtres) et d’après notre sorcier des nuages personnel, ça devrait être bon dans les cinq jours qui suivent.

 

Lundi 15 juillet : Donc, petit déj au CB, puis on file à C1 planter une tente et laisser un peu de matériel. Si la météo ne part pas en sucette, on en profite pour faire des photos de la face Sud, et on rentre à la cantine pour le soir. On commence l’acclimatation après demain.

Petit parcours sur la moraine ; on traverse l’autre camp de base (il dépend d’une autre agence), on prend pied sur le glacier. Pour aller au camp 1, il y a un peu de distance à parcourir, mais c’est relativement plat : juste un petit 300 mètres de dénivelé. N’empêche qu’on ne va pas si vite que ça ! Expédié d’un coup à 4000 mètres, l’organisme cherche un peu ses points de repère !

Comme prévu, à peine sommes nous arrivés, et voilà la météo se déglingue. On monte la tente : comparé au petit modèle ultra-light amené de France il s’agit là d’un palace. De la place, une abside chacun ; ce sera parfait pour assurer notre camp de base avancé. Allez, on rentre au camp de base pour la soupe du soir.

 

Mardi 16 juillet : la matinée est consacrée aux préparatifs. C’est qu’on commence notre acclimatation tout de suite. Le sac est à nouveau bien chargé : matériel, nourriture, téléphone satellite, radio… On a déjà amené pas mal de choses la veille à C1, mais ce n’est pas fini pour autant !

Tiens, on est quand même plus rapides qu’hier. L’acclimatation qui commence ? Ou alors, plus vraisemblablement,  on commence à se remettre des journées éprouvantes qui ont précédé… Au C1, il y a un peu de monde qui se prépare à monter plus haut, histoire de se fabriquer un stock conséquent de globules rouges. Une équipe de trois moscovites, Misha, un guide russe et son client autrichien, deux autres autrichiens, deux jeunes tchèques, deux polonais de Wroclaw et un autre polonais solitaire ; ce seront là nos compagnons pour ces quelques jours.

 

Mercredi 17 juillet : le réveil sonne tôt ; c’est qu’il ne vaut mieux pas se retrouver dans «la bouteille» lorsque le soleil commence à cogner. Tout le monde tourne un peu en rond. Sergueï sourit ; les candidats ne se bousculent pas pour se taper la trace dans la neige fraîche… Et du coup c’est nous qui nous y collons ! Lorsqu’on arrive sous le passage critique, l’écart s’est creusé : nous sommes en tête de la course !

La pente se redresse, on a de la neige jusqu’à la taille. Le geste est toujours le même : écraser avec le genou, faire un petit tas, et recommencer. Il faut trouver la cadence juste, sans se précipiter. La précipitation, c’est l’ennemi du sportif d’endurance… Deux petits soldats creusent une tranchée dans la neige.

Allez, ça se couche sous nos pas ; la bouteille est passée sans dommages. Les autres cordées suivent. On s’installe pour surveiller la situation : c’est le deal que nous avons passé avec Dima. On veille un peu au grain et, en échange… on peut s’installer dans une tente toute montée au camp 2.

Camp 2 ; on a gagné la course ! Des malins nous étaient passé devant pendant qu’on surveillait la situation ; dans la neige jusqu’aux genoux, à plus de 5000 mètres, ils ont vite calé…Le Polonais solitaire nous inquiète un peu : il est étalé dans la neige, en plein milieu de la trace, et ne bouge plus. Les deux Autrichiens ont l’air de causer un peu avec lui. Ils finissent par repartir, et lui aussi un peu plus tard. Ouf, pas besoin d’aller le chercher…

On monte la petite tente d’assaut, histoire de tester l’affaire, et on s’installe dans le grand modèle, prêté par Dima : c’est quand même plus confortable ! C’est le début de l’après-midi : la météo part tout doucement en vrille, comme d’habitude. Ca souffle de plus en plus fort ; on garde quand même un œil sur la petite tente montée juste à côté. C’est qu’il ne faudrait pas qu’elle décide d’aller se promener dans la face Sud sans nous !

Bon, ça a l’air de tenir. Le mal de crâne et la nausée nous gagnent petit à petit. T’as faim ? Bof… L’aspirine, ce grand ami des alpinistes de haute altitude, fait son apparition.

 

Jeudi 18 juillet : Un combat de kangourous a lieu dans mon pauvre cerveau. Boum, boum, ils cognent comme des sauvages, ces animaux là. Mais où ai-je donc fourré l’aspirine ? Aaaah, le voilà ce coquin ! Une gorgée d’eau pour faire passer la poudre ; attendre, et ça s’arrange quand même un peu. C’est même possible de manger quelque chose ! Ici, quand on peut manger, il ne faut pas laisser passer l’occasion. Même à ne pas faire grand-chose, l’organisme consomme bien plus qu’en plaine.

Bon, on va à C3 ? Allez, ça doit être possible… En plus les autres ont décollé avant nous, il n’y aura qu’à suivre la trace… On émerge de notre trou. Déception cruelle : les autres, ils ne sont pas bien loin ; ils n’ont même pas fait 100 mètres… Nos cuissots vont encore être à la fête ! On les rattrape vite fait, et on double toute la bande. On entend les commentaires dans notre dos : Misha dit à son client que «ces deux gars là sont décidément très forts». C’est bien flatteur, et évidemment, on finit par y croire…

Camp 3 : on a encore gagné la course, moyennant un «finish» bien épuisant, avec de la neige jusqu’à la taille. C’est dur, de voir le camp 50 mètres au dessus de nos têtes, et d’avoir l’impression de faire du sur place. On se relaye, et ça finit par passer. Au camp 3, on met le réchaud en batterie. Le réchaud, c’est un modèle en titane, ultra-léger et ultra- sophistiqué. Les autres arrivent et s’étalent un peu partout. Où est passé mon sac ? Le «Polonais solitaire» s’est assis dessus : je pouvais le chercher encore longtemps !

Une odeur pestilentielle de caoutchouc brûlé se répand : le réchaud ! Sergueï l’a rempli de neige, et a réglé la flamme un peu fort (c’est-à-dire qu’il a tout mis à fond…): vivifié par le vent qui s’est levé, il est en train de fondre ! Sergueï, espèce de brise-fer, comment on va faire maintenant ? Bon, ça a l’air d’être encore utilisable quand même…Pfffff, allez, on se casse, nous on retourne dormir à C2, 600 mètres plus bas. Portez-vous bien, les amis…

 

Vendredi 19 juillet : La nuit s’est mieux passée que la précédente,  du coup on retourne au C3. L’acclimatation c’est simple : tu montes haut, tu es malade, et quand tu n’es plus malade, tu montes plus haut… histoire d’être à nouveau malade. Le pied ; que du plaisir ! On pourrait peut-être se faire sponsoriser par un labo pharmaceutique qui produit de l’aspirine ? Montée au C3. Caramba, la trace de la veille a disparu, tout est à recommencer. Qu’est ce qu’on rigole !Arrivés là, on s’installe dans la grotte de neige qui a été aménagée par l’équipe du camp de base qui pose les cordes fixes. Grand confort ! Deux chambres, pièce commune, coin cuisine : un vrai appartement en altitude !

Au camp 3, ne restent que nous, les deux Polonais de Wroclaw et leur solitaire de compatriote, qui s’appelle Arthur. Tous les autres, après une nuit de cauchemar, redescendent vers le camp de base, son soleil, sa cuisine, son sauna et ses bières fraîches…

 

Samedi 20 juillet : En fait la grotte de neige a ses avantages et … ses inconvénients aussi : rien n’est parfait, tout n’est que compromis. On gagne sur plusieurs aspects : pas de bruit du vent, de la place, on peut s’équiper à l’intérieur (ce qui présente l’immense avantage de ne pas avoir à se battre avec des lanières de crampons gelés lors des départs matinaux) ; ça c’est pour les avantages. En ce qui concerne les inconvénients, c’est simple : un peu comme si vous alliez dormir dans votre congélateur…

Le matin, on a encore la tête dans nos rêves. Mais la faim fait sortir la chenille de son cocon… Horreur ! De la neige partout, c’est froid, très froid… La chenille se dit qu’après tout, on se fiche bien de l’heure aujourd’hui, alors autant rentrer dans son cocon !

Beuuurk, mal à la tête et nausée. Où est passé l’aspirine ? Au sommet des montagnes on devrait poser des plaques à la mémoire de l’inventeur de cette fabuleuse substance, au lieu d’y mettre des crucifix ou autres vierges Marie… C’est magique ; un sachet, un coup d’eau pour faire passer, attendre 10 minutes, et tout s’arrange ! Tandis que le fatigué Serge comate au fond de son duvet, l’infatigable Sergueï s’agite.

Notre Sergueï se met donc en tête d’aller «faire un tour» un peu plus haut, embarquant avec lui les deux Polonais de Wroclaw – qui ne restent finalement pas trop traîner et vont vite se remettre au chaud (enfin, tout est relatif, en ce haut monde…). Peut-être qu’en fait, c’est l’envie de pisser qui fait sortir les chenilles de leur cocon ? Toujours est-il que pour l’asticot Serge la situation devient intenable ; je fais donc «un grand travail sur moi- même», comme dirait un psy…

L’activité entraîne l’activité ; en prévision de l’arrivée de l’équipe qui pose les cordes fixes, je me lance dans les grands travaux. C’est qu’on ne va pas tarder à être expulsés de notre logis, il faut donc aménager une seconde grotte de neige. Un travail de bagnard : l’agitation à près de 6000 mètres, c’est plutôt physique. Enfin, l’avantage c’est que ça réchauffe… En creusant, je tombe sur un vestige des années précédentes  : une ancienne grotte ! Bon, pas plus d’alpiniste congelé que de pharaon embaumé à l’intérieur, tout va bien…

Vers 13 heures, alors que la météo commence à partir en sucette, Sergueï redescend tranquillement et là, stupéfait, il croise Arthur, qui un piolet dans chaque main, escalade laborieusement un passage où normalement on se promène en marchant. Il s’arrête tous les trois pas, hors d’haleine et le dialogue est bref. Arthur demande à Sergueï s’il revient du sommet ; celui-ci lui répond qu’évidemment c’est impossible, que là le temps se dégrade et qu’il est temps de redescendre.Ce sur quoi, Arthur continue sa laborieuse progression…

Ce type de personnage, c’est la terreur d’un responsable de camp de base. Dima, notre chef bien-aimé ne fait pas exception : il reçoit des coups de téléphone du consul de Pologne, lui intimant l’ordre d’empêcher cet Arthur de mettre en œuvre ses projets… et quels projets ! Notre Arthur s’est mis en tête de devenir «Léopard des neiges»* en une seule saison, histoire de se constituer un CV lui permettant d’accéder au groupe des alpinistes polonais de haute altitude. Mais ce grand gosse a une mère, qui, comme tous les parents, ne souhaite pas que sa progéniture décède avant eux. De là l’intervention du consul de Pologne… Mais que voulez vous qu’il fasse Dima ? Ce gugusse lui est tombé sur la tête d’on ne sait où, n’est pas passé par l’agence qui gère le camp de base et n’a même pas de tente. Peut être qu’il s’imagine les camps d’altitude comme de petits espaces propres et plats, avec  tentes alignées, drapeau flottant dans le vent et repas à heures fixes ? Bref, après être allé se promener du côté du camp 1 du Pic Pobieda, et s’y sentant sans doute un peu seul, Arthur se rabat sur le Khan Tengri qui est le sommet le plus fréquenté depuis le camp de base.

Toute l’après midi, nous sortons régulièrement de notre trou, pour voir – quand on peut y voir quelque chose ! – s’il a quelqu’un qui redescend : en vain… On discute un peu avec les deux autres polonais ; ils l’ont vu sortir en fin de matinée, de la tente de deux jeunes tchèques où il squattait. C’est tout ce qu’ils savent. La nuit tombe ; Arthur n’est pas rentré… Nous ne sommes plus que quatre au camp 3 ; la météo annonce une dégradation le lendemain. Nos amis veulent redescendre avec nous : ça marche ; départ à quatre heures.

Dans notre suite, la clim est un peu déréglée ; je me fourre vite fait dans le duvet. Je sens bien que Sergueï est nerveux ; il bouquine jusqu’à une heure inhabituelle de la nuit, tourne en rond. Bien sûr, avec 1000 mètres de corde fixe à sa disposition, Sergueï aurait pu le ficeler comme un saucisson, cet Arthur. Mais ici on n’attache pas les hommes…

 

Dimanche 21 juillet : Bip, bip, bip… c’est l’heure ! J’ai une faim d’ours au sortir de l’hibernation. Ici tout redevient vite basique : grimper, dormir, manger, et … recommencer !

Ça fait cinq jours (et cinq nuits) qu’on passe hors de ce petit paradis plus ou moins civilisé qu’est le camp de base. C’est ce qu’on appelle la phase d’acclimatation. Le principe en est assez simple : on monte suffisamment haut pour se rendre malade et quand ça va mieux… on monte plus haut ! Ça vous démolit même les plus actifs des hyperactifs ce truc là…

Mais quand arrive l’heure tant attendue de la retraite, alors là on se réveille : je sors de mon duvet à 2h30 pour un départ prévu à 4 heures. Après cette phase où on a l’impression de sauter tout nu dans le congélateur, me voilà en train de m’agiter autour du Sergueï qui dormait dans la «chambre» située près de l’entrée de la grotte de neige. Ce qui fut un privilège dans la journée (plus de lumière et de chaleur) se transforma en un supplice pendant la nuit neigeuse et ventée… Sergueï dut livrer bataille contre le «général hiver» qui semblait bien décidé à l’enfouir sous un bon paquet de neige.

«Hourra» la bataille fut gagnée par notre Sergueï qui appliqua de lointains souvenirs de ses études d’ingénieur en bâtiment à la situation, et réussit à barricader ce maudit trou avec sac, pelle et tout ce qui lui passa sous la main.

Allez, je démonte tout et je tombe nez à nez sur un des deux Polonais qui vient aux nouvelles. Il est couvert de givre ; on dirait le Yéti ! C’est que ce n’est pas vraiment grand beau dehors…«Café, camarade ?» : C’est pas de refus…

Nous voilà tout équipés, tels des taureaux d’arène, le museau face à ce trou noir au-delà duquel souffle l’hostilité du monde. Le second Polonais qui veut descendre avec nous nous a rejoint…

On se retrouve dehors, face à la pente et vrrrroum c’est parti ; je suis Sergueï sans y voir grand-chose. J’entends juste derrière moi un «kourva mats !*» retentissant… signe de reddition de nos amis polonais qui retournent se coucher. On s’y retrouve tant bien que mal dans cette obscurité neigeuse et on finit par arriver au camp 2. L’équipe qui monte au camp 3 poser les cordes fixes de la voie normale dort encore.

Le passage de dit de la «bouteille» (1) est franchement peu engageant : on n’y voit rien, mais suffisamment pour se rendre compte que les pentes menaçantes qui surplombent ce passage sont plus que chargées. On hésite… allez on descend un peu, pour voir… en fait on ne voit rien du tout ; Sergueï n’est pas chaud pour se lancer là dedans et… moi non plus ! Ça nous vaut un rétropédalage jusqu’au camp 2 : plus facile de descendre que de monter dans cette neige où on s’enfonce jusqu’à la taille !

Invasion d’une petite tente laissée par deux Autrichiens, et on attend. Sergueï dort, et entre ses ronflements et les gargouillis de mon estomac qui rappelle à mon cerveau les promesses de petit déjeuner au camp de base que celui-ci lui à faites, je commence à trouver le temps un peu long.

Tiens un bruit qui n’est pas celui d’une avalanche ! Ça réveille Sergueï : c’est le bruit de l’hélico qui dessert le camp de base, là bas à quelques kilomètres à peine… Si l’hélico vole, c’est qu’il fait beau à l’ouest… et que pour nous la situation va s’améliorer… et ça marche !

Un vague rayon de soleil et nous sautons dans la bouteille, direction camp 1. Ah la bonne idée que j’ai eue de mettre un pantalon en duvet sous celui en gore-tex : ce qui était confortable dans la nuit froide ne l’est maintenant plus du tout. La chaudière passe dans le rouge ! J’arrive au camp 1 avec la sensation d’être en ébullition de l’intérieur.

Allez un dernier petit run sur le glacier (ça va bien mieux sans le duvet !) et nous voilà au camp de base. Direction les cuisines où on nous gave littéralement, puis la «douche» et on repasse à table une heure après en être sortis.

La bête est repue, mais la soirée ne s’arrête pas là : tout ça se finit vers une heure du matin en compagnie de Gleb Sokolov (2), qui nous raconte (en russe, je ne comprends pas tout !) les grands moments de sa  vie d’alpiniste.

Le groupe électrogène s’est arrêté depuis longtemps, mais les bouteilles continuent de sortir d’on ne sait où (ils ont du installer une distillerie clandestine dans le coin !) La prudence étant une condition essentielle de la survie, j’évite soigneusement de finir mon verre. Une journée bien remplie s’achève…

 

Lundi 22 juillet : Ici, au camp de base, c’est qu’on mène une vraie vie de patachon. Le matin, tel un Muezzin, un des cuistots sort de la cuisine, et pousse un long cri : «breakfast!», puis «zavtrack!». La petite troupe des fidèles se rassemble et, d’un pas nonchalant, va participer au premier rituel d’une journée pas trop surchargée. Entre les trois prières quotidiennes, c’est quartier libre. Il y en a qui font des photos, d’autres qui roupillent, qui lavent leur chaussettes  ou encore qui tiennent  salon de commérages.

En fin de matinée, une nouvelle incroyable arrive par la vacation radio. Vitaly, qui dirige le groupe qui est en train de poser les cordes fixes, a aperçu vers midi quelqu’un qui grimpait très lentement vers 6700 mètres. Arthur a donc survécu à deux nuits consécutives à plus de 6000 mètres, sans tente et sans… rien d’ailleurs, car, d’après Sergueï, il n’avait pas de sac à dos. Il n’est pas redescendu au camp 3 ; ceux qui y sont l’auraient vu. Arthur lutte toujours pour le sommet !

Les plaisanteries fusent, pour cacher ce qui nous préoccupe : Arthur va mourir, et même si on a l’air de s’en foutre royalement, ça nous fait mal…

 

Jeudi 25 juillet : Veillée d’armes

 

Dans la tente du camp 1 «classique» nous retournons le problème dans tous les sens. Ce qui nous attend, du point de vue du ciel, c’est deux à trois jours de météo douteuse, avec du beau demain matin, puis trois jours de beau consécutifs. Trois jours de beau ! Exceptionnel ! On n’a pas encore vu ça depuis qu’on est là ! Bon, on calcule : si on monte à C2 demain, on pourra toujours se caler là et attendre la suite des évènements. Ce qui nous irait bien c’est un jour de temps couvert pour la partie glace et du grand beau pour la partie rocher qui suit ; après ça sortira bien d’une manière ou d’une autre… On n’est pas difficiles !

Le soir, on retourne voir le pied de la face : ça n’a pas l’air trop méchant. Allez ; 5-6 heures à tout casser… Donc on part demain !

 

Vendredi 26 juillet : Nous partîmes dans l’ivresse…

 

«ring, ring, it’s 2 am» aurait pu chanter Joe  Strummer. Un bon bol de «kacha» (allez, un litre, on ne mégote pas…) dans l’estomac et nous voilà partis. On suit la trace de la veille et on arrive comme ça au pied de cette face Sud. Assez vite on commence à brasser dans une bonne couche de neige ; plus on monte et plus ça devient pénible. Les sacs sont lourds de matériel technique et de nourriture.

Il faut rester sur la gauche du couloir : les gros séracs qui font de cette première journée la plus exposée de toutes sont situés à droite. Rhaaaa, les bulldozers patinent dans la neige. Je passe au dessus d’une bande de rochers, toujours sur la gauche, et c’est un peu «moins pire».

Et pan ! D’un coup ça vire technique : passages de glace accrochés au rocher, un peu de mixte ; tout ça suspendu au dessus de 30 mètres de vide. Juste avant le «crux» du jour (passage en dry ; allez M3/M4, pour ceux à qui ça dit quelque chose), je pose une broche et brrrouuuum, l’énorme sérac de droite abandonne à la pente une partie non négligeable de lui-même. Ambiance genre «Est-ce que vous aimez le rock’n roll ?»

Je ne fais pas trop le malin : avec le gros sac sur le dos, les quelques millimètres d’acier des pointes des piolets et crampons qu’on ancre dans les petites fissures du rocher semblent encore plus petits.

Passé ! Une broche en sortie, je remonte de quelques mètres dans le gros glaçon suspendu qui suit et lorsque ça se couche un peu «boum, boum», relais sur deux broches. «Belay !» , allez Serguei c’est à toi.

Filou que je suis, je suis bien à mon aise pour voir la tête du copain dans le petit passage tendu… Commentaires : «Ah ben je vois pourquoi d’un coup ça n’avançait plus… Euh, il est solide ton relais ?» Passées  ces considérations philosophiques, le Sergueï enquille ça assez tranquille. Quand il arrive au relais, c’est qu’il est tout essoufflé, ce grand costaud ! «Serge tu es très fort !» «Tu es très fort aussi, Sergueï !». Dialogue hautement intéressant : encore une preuve que la haute altitude rend très intelligent…

Et ça recommence dans de grandes pentes de neige foireuse… A droite, à gauche, tout droit ? On rêve de quelque chose qui tienne un peu sous le pied, qui permette d’avancer, mais non, c’est toujours la même chose.  Répéter sans cesse ces gestes de manutentionnaire : pousser la neige avec les genoux, monter sur le petit tas ainsi réalisé et… recommencer. Surtout ne pas forcer, ne pas s’énerver, garder une cadence régulière : le travail à la chaine version montagne.

Petit à petit, on avance. Sergueï passe devant : changement de char d’assaut… Le soleil commence à cogner sur la pente et c’est l’heure du bombardement. On se cale sous un petit sérac sympathique, on accroche tout et… c’est parti pour la sieste. Notre camp 2 n’est plus bien loin, mais dans cette neige, plus bien loin, ça peut bien durer une heure : largement le temps de se prendre une des coulées qui balaient maintenant la face

On pourrait peut-être se faire sponsoriser par Caterpillar. Je me vois bien proposer le script suivant : deux nigauds accrochés à la face, reluquant ce trou qu’ils visent pour faire leur camp d’altitude, avec un slogan du genre : «avec le nouvel XR3000 TDI 6000 chevaux ils seraient déjà rendus…». Bon, c’est sûr, on se ferait massacrer par les écolos, mais est ce que ce serait pire que tout ce qui est suspendu au dessus de nos têtes ?

Le soleil baisse et ça se calme ; c’est instantané. Alors on redémarre les machines… Comme le temps change vite ! Il se met à neiger et… les coulées repartent : en guise de bienvenue au camp 2, le Khan nous en met d’ailleurs une belle en pleine poire… Bon, ce n’est que de la neige fraîche, sans gros blocs massacreurs, juste pour faire peur quoi : quel farceur ce Khan !

 

 C2, 5300 mètres : victoire on y est !

 

Nous avons repéré ce petit nid d’aigle depuis plusieurs jours déjà : une bonne petite crevasse, avec un toit en forme de visière de casquette. Là dedans on est tranquilles ; ça me rappelle un des bunkers de la dernière guerre, du côté de la pointe Saint-Mathieu : du costaud, fait pour durer… Oui, mais ceux qui ont construit ces bunkers n’ont pas gagné la guerre…

Allez, on monte la petite tente. Il y a juste la place pour deux, et encore, en dormant tête-bêche, alors tout le matériel et les sacs dorment à la belle étoile. Check météo : pas de grand changement. SMS à ma chérie : «journée plus dure que prévue, plein d’avalanches, mais on est à C2 5300m super sécu, bonne nuit, bises». On mange et plouf dans le duvet ; réveil programmé à 3 heures et on voit si on bouge en fonction de la situation…

La nuit le grondement des avalanches devient continu : on dirait une bête en colère le Khan. J’ai bien chaud dans le duvet, et, au vu du raffut au dessus de nos têtes, la grasse matinée se profile : ça m’étonnerait qu’on bouge demain ; alors que la montagne est en plein déménagement.  Je vire les bottes internes et les chaussettes  : zzzzzzzzzzzzzzzzzz.

 

Samedi 27 juillet : On s’est battus comme des chiens

 

Je dors, et on m’appuie sur le côté… Sergueï, tiens toi donc tranquille ! Mais non, c’est l’autre côté ! Alerte, avalanche ! La neige vient de percuter notre petite habitation ! Sergueï sort le premier : je lui mets ses surbottes. Il vire la coulée de neige qui enfonce le côté de la tente ; «ça va, ça va, c’est pas grand chose»… et immédiatement, une deuxième coulée nous assaille. Je suis coincé dans le duvet ; j’arrive à enfiler une sousbotte, je tire comme un damné sur une chaussette mais rien à faire : cette saleté est coincée sous la masse de neige. Il faut sortir, et vite ! Sergueï m’attrape sous les épaules et m’extirpe de là. Je me retrouve dehors, en caleçon, une sous botte à un pied et l’autre nu, en pleine tempête, à 5300 mètres. Il est deux heures du matin…

On n’y voit rien ; les frontales sont bloquées dans la tente. On met de côté ce qu’on peut attraper : un piolet, un casque, le duvet de Sergueï et miracle… ma deuxième sous-botte (merci copain !) et une paire de chaussettes. Voilà c’est tout ; il n’y a plus qu’à attendre le jour, terrés comme des rats dans le fond de leur trou.

Et le jour se lève, un peu avant cinq heures… C’est une longue journée qui commence. On se relaie : un qui taille des blocs de neige, et l’autre qui les balance dans la pente. Ça en a remis une bonne couche quand même ; on essaie de sonder avec le piolet mais c’est bien trop court. Nous n’arrêtons pas : l’avantage, quand on n’a rien à manger, c’est qu’il n’y a pas besoin de faire de pause…

Pendant ce temps d’autres petites coulées font disparaître le duvet de Sergueï ; elles nous attaquent dans le dos, ces traîtresses.

Le jour décline vers 20h30. Toujours en sondant, on croit sentir quelque chose ; allez on creuse encore. Yaouuuh ! un bout de tissu orange apparaît : la tente !! Mais dans cette affaire ce n’est pas parce qu’on voit la tente que l’affaire est réglée. A deux heures du matin, nous avons réussi à dégager le sac à dos de Sergueï, plein de matériel technique (friends, coinceurs, matériel d’artif…) et à sortir mon duvet de la tente. Toujours pas de réchaud, pas de lampe, pas de radio, pas de nourriture, et pas de surbottes pour bibi… On n’y voit plus rien, il faut arrêter.

Pendant plus de 21 heures nous nous sommes battus comme des chiens, et les heures qui suivent ne vont pas être reposantes. On se tasse dans un coin, dans le fond de la crevasse, à deux dans le duvet rescapé. Il fait très froid ; on se serre dans nos bras, comme deux frères d’une même portée.

 

Dimanche 28 juillet : Malédiction(s)

 

Un peu avant le jour, une nouvelle coulée nous tombe dessus : en fait notre abri se remplit petit à petit. Deux cônes se forment sur les côtés de la «visière de la casquette » et après, lorsqu’une coulée plus importante se produit, une partie arrive au milieu de l’abri.

Mais là tout notre travail de la veille est foutu : le gros trou que nous avons creusé a été rebouché en quelques instants… Il y a comme du découragement dans l’air…

Le jour se lève une deuxième fois ; il n’y a pas le choix, il faut reprendre le combat. La routine de la veille reprend : tailler les blocs, déblayer. L’énergie baisse, et on commence à ne plus rien voir. Ben oui, on n’a même pas de lunettes de soleil, alors quand ça cogne on est obligés d’arrêter. Même les pires des esclavagistes n’ont jamais utilisé des terrassiers aveugles… parce que ça ne marche pas !

Vers 11 heures ce n’est plus tenable. On se met dans la partie la plus ensoleillée ; il fait chaud. Je sors mes pieds des chaussons et des chaussettes  ; je les mets au soleil ; je gigote des orteils… mais non les sensations ne reviennent pas. On s’affaisse dans la neige, on ferme les yeux… Je tiens une tasse de thé chaud dans la main ; il y a un demi-croissant aux amandes sur la table. Martine insiste : «c’est pour toi, j’ai déjà mangé ma part ce matin» ; je fais l’hypocrite «mais non, allez, on coupe en deux, si c’était ce matin, ça ne compte plus». Un gros bourdon entre par la fenêtre ouverte : vrrrrrrr…

Le bruit des turbines du MI8 (l’hélico qui dessert le camp de base) s’approche ; c’est déjà le début de l’après-midi . Et il apparaît, l’insecte, et il se place en vol stationnaire. On fait de grands signes. Mais cet insecte là ne peut rien pour nous dans l’immédiat : l’hélitreuillage, pour des raisons d’altitude, de configuration de la paroi et de puissance de la machine est ici impossible…

Avec Sergueï, on rêve tout haut. S’il s’approchait, avec un câble pendant en dessous. On s’accrocherait ; tout serait si simple…

Dima, le chef du camp de base doit être dedans : il n’a pas de nouvelles depuis deux jours et il sait forcément que ça veut dire qu’il y a un problème. Normalement, Sergueï, qui s’occupe des vacations radio en fait plusieurs par jour ; une vraie pipelette… Dima, on l’aime et il nous aime aussi ; cet espèce d’ours au cœur en sucre d’orge a été un des formateurs de Sergueï quand il était petit (c’est-à-dire moins d’1m80). Allez Dima, pour toi, pour elles, pour eux et tous les autres, on va essayer de s’en sortir…

Le moral remonte, la lumière baisse un peu ; on l’aura cette tente, et tous les trésors qu’elle contient ! On recommence avec une énergie décuplée ; avec les ongles ou avec les dents, on va le creuser ce maudit trou ! Le cerveau bloque sur une image de douceur fugitive, un bout du rêve précédent, et mord dedans, comme un chien qui ne veut pas lâcher son os. Un qui taille les blocs de neige, et l’autre qui les jette dans la pente, c’est simple…

Las, à 17 heures une troisième coulée remplit à nouveau notre trou. Cette fois c’est foutu ! Le conseil de guerre est vite réglé : évacuation ! Il faut descendre, on ne tiendra plus ici très longtemps… Quand ? Demain matin, dès qu’il fera jour…

Une troisième nuit commence. Il fait froid ; les avalanches grondent toujours en continu. Sergueï rentre dans le duvet, en ressort, tourne en rond pour se réchauffer. En ce qui me concerne je reste dedans en essayant de faire gigoter mes orteils que je ne sens plus depuis le début. Dans un demi-sommeil je sens une grosse coulée de neige qui me frappe dans le dos. Rhaaaaa, encore ?? Mais non ce n’est pas une coulée : mon compère s’est endormi en marchant et m’est tombé dessus !

 

 Lundi 29 juillet : la guerre est déclarée

 

Le jour se lève : on file ! Équipement : deux casques (très utiles comme pelles à neige !), un piolet pour deux,  un baudrier chacun (le luxe !), une «corde» de 7 mètres bricolée avec des sangles raboutées, une paire de surbottes pour l’un, une paire de sous-bottes pour l’autre et un bon 5 kg de matériel de rocher… parfaitement inutile ici…

Rien à boire, rien à manger, pas de crampons, pas de lunettes… Bref un style plutôt minimaliste «tendance» pour redescendre 1000 mètres avec des passages en glace et d’autres bien exposés. De ce point de vue, on essaye de limiter la casse en changeant notre itinéraire : non, non, on ne va pas se faire les passages de glace et de mixte en descente, avec un piolet et montés sur patinettes ! On ne va pas non plus aller trainer 4 heures sous un sérac qui crache des milliers de tonnes de glace à l’heure !

Sergueï, qui connait bien son Khan, pense qu’il y a une solution intermédiaire (c’est-à-dire plus exposée que notre itinéraire de montée… mais moins dure à descendre) dans les pentes situées à l’Est.

Il faut y aller. Pour la copine, pour la vie… en avant ! On bascule par-dessus le parapet de neige de notre tranchée ; un coup d’œil à droite, en direction de l’endroit où ça bombarde le plus souvent, et c’est parti droit dans la pente. La guerre est déclarée, mais là ce n’est plus une guerre de conquête. Cette fois, c’est la guerre en marche arrière !

Après la descente sur le plateau situé vers 5000 mètres, les affaires sérieuses commencent. Mais on tombe vite sur des pentes de glace trop raides ; alors on revient sur nos pas et on essaie ailleurs. Il y a effectivement un truc qui semble envisageable pour descendre ; le problème c’est que c’est l’heure… du bombardement, qui – et ça tombe plutôt bien – correspond à l’heure de notre pointe d’ophtalmie désormais quotidienne. Alors on se cale et on attend. Pour Sergueï, ça devient vraiment dur pour les yeux. Du coup je lui propose un super deal : «toi tu vois plus clair et moi j’arrive plus à marcher ; peut être que je pourrais grimper sur tes épaules ?». D’habitude, le Sergueï est plutôt bon public, mais là ma blague à deux balles ne le fait pas rire… Pfff, si on peut plus blaguer alors…

On est vautrés au soleil, il fait chaud. Dans une douce torpeur, on retrouve la maison, la chaleur, le goûter… Un petit air frais et l’arrêt des explosions au dessus de nos têtes nous réveillent ; ben oui, il faut y aller…

On s’engage dans une coulée d’avalanche, avec des pentes de neige et de glace qui s’intercalent. Allez, je vous livre la technique : «corde» tendue en neige ; et quand il y a un peu de glace, le costaud ancre bien le piolet et descend l’imbécile monté sur patinettes en «l’assurant» sur l’ergot du piolet. Quand l’imbécile arrive à s’accrocher à quelque chose, le costaud descend en frappant bien l’avant des surbottes dans la glaçouille… et on recommence. Ça va sans doute faire l’objet de l’ajout d’un nouveau chapitre dans les manuels d’alpinisme, cette technique ! En plus, il y a une variante : si c’est une courte pente de glace qui finit sur un replat de neige, ben euh… on saute !

On descend, on se trompe, on remonte un peu, on essaie autre chose… mais où est la sortie du labyrinthe? Le Minautore nous croquera-t-il ? Oui, on descend, mais on se rend compte qu’elle est bien longue et tortueuse cette descente. Et si on tombait dans une impasse ; façon mur de 20 mètres ? Ca s’est déjà vu des alpinistes morts gelés au bout d’une corde, les yeux fixés sur la petite cheminée fumante du refuge… Eh non, ça ne sera pas pour cette fois : les pentes s’adoucissent et on arrive sur le plat du glacier.

«Sergueï, on est vivants, tu te rends compte on est vivants !!!». On arrive au C1 «classique» ; tout le monde voit arriver les deux «clochards célestes» dépenaillés, affamés et épuisés. Là, en guise de pain et de sel, on nous tend un sac plastique de 100 litres plein à craquer de victuailles. «Allez-y, mangez tout ce que vous pouvez» : on voudrait mais on n’arrive pas, l’estomac doit avoir atteint la taille d’un pois chiche. Et qui est là ? Kolia ! Nikolaï Totmianin (1), qui m’avait embarqué sur le Pobieda en 2009, on se tombe dans les bras…

Allez, pendant que l’un m’abreuve de thé chaud, l’autre me sort les pieds des chaussons. Les doigts sont tout blancs et insensibles. On me les sèche avec du PQ, on me trouve des chaussettes  sèches, mais les regards en disent plus long que les mots : gelures… Un duvet sec fait son apparition ; allez Sergueï, ça devient vraiment une habitude de partager le même sac de couchage !

 

(1)  : Kolia fut piolet d’or en 2004, pour sa participation à l’ouverture d’une voie dans la face Nord du Jannu

 

Mardi 30 juillet : finisher

 

La montre, comme un coucou déréglé, sonne à 3 heures… Siffle beau merle, nous on ne bouge pas ! Les autres nous ont laissé un réchaud et de quoi nous sustenter (largement !). Il reste à revenir au camp de base… Ce qui n’est qu’une formalité prend ici des tournures d’ultra-trail. On se partage la charge : la tente de C1, le sac à dos rescapé, les fringues et le duvet trempé pour Sergueï et la ferraille pour moi. C’est plus lourd pour lui, mais après tout, il pèse les 4/3 de mon poids l’animal… alors c’est juste !

J’ai du mal à tenir sur mes quilles ; mes petons sont tout gonflés… ce matin, autour du réchaud, ils ont pris une drôle de couleur : rouge-violacé jusque l’arrière des orteils ; et puis c’est redevenu blanc. Je rentre à grand peine dans les chaussures de rando que Sergueï avait laissées à C1 et  tout doucement, mais vraiment tout doucement, je me mets en route vers le camp de base.

En fait il y a deux camps de base, gérés par deux agences différentes : évidemment le nôtre est le plus loin ! Je finis par passer le premier CB, avec sans doute une tête de zombie. 50 mètres plus loin je me pose sur un caillou ; une petite pause avant la fin…

Deux Polonais me rattrapent, m’apportent de l’eau et discutent. «Mais qu’est ce que tu fais avec toute cette quincaillerie sur le dos ?» Je leur explique le projet d’ouverture qu’on avait dans la face Sud ; ils sont au courant. Je leur parle aussi des gelures aux pieds ; l’un des deux semble bien compréhensif… Il me montre ses mains et me parle du Makalu : toutes les premières phalanges des dix doigts sont amputées ! Monsieur a de l’humour !

Un petit bonhomme arrive de notre camp de base. C’est Avas, le médecin du camp ! Il amène une thermos de thé, des bombons et un sac à dos vide où, d’autorité, il fourre la ferraille que je trimbale. Là je me laisse faire… Il me prête ses bâtons et tout doucement, m’amène au camp.

Tania, la cuisinière, me serre dans ses bras et m’assoit dans la cuisine. Je sens bien que ses yeux sont pleins de larmes. Elle a décidé de me requinquer. Avas fronce les sourcils : «pas trop d’un coup, petit à petit…». Il tourne le dos et Tania me dit «t’en veux encore?»…

Avas me récupère alors que je commence à m’endormir dans mon assiette (vide !!). «Allez, tu vas me montrer tout ça !». Examen, questions… «allez file dans ta tente, j’arrive». Ce médecin Ouzbek (Avas est de Tashkent) doit avoir des ancêtres communs avec Manu Cauchy, notre «docteur vertical» national. Il veille sur moi comme une mère poule, bricole des perfusions avec des tabourets retournés et du scotch, forme des infirmiers improvisés (celui qui a le malheur de passer par là est tout de suite réquisitionné !) en deux minutes, me pique dans le ventre, les fesses, les bras, m’apporte à manger toutes les deux heures et surveille que je ne m’échappe pas de ma tente (là ça risque pas !). Je ne sais pas combien de litres de Trental et d’antibiotiques il m’a collé dans les veines, mais c’est sûr, le sang y est devenu minoritaire.

Moi je serais bien resté me «refaire la cerise» au camp de base quelques jours… Avas est impitoyable : «demain il y a un hélico, tu le prends et tu es à Bishkek demain soir, là tu vas à un hôpital illico»

 

Mercredi 31 juillet : Départ

 

Le duvet rescapé est toujours trempé ; du coup on a encore dormi dans le même duvet ! C’est qu’on ne change pas comme ça les habitudes prises !

J’ai tremblé toute la nuit ; le sang poussait dans les veines des orteils, par à-coups, ça faisait… mal. Je repensais à «la montagne intérieure», le livre de Dod où il raconte ça après l’hivernale du Cervin en solo. Pendant ce temps mon compère me ronflait dans les oreilles…

Soleil, chaleur, la journée s’annonce radieuse. Bon faut que je fasse mes bagages : à quatre pattes je ramasse tout ce qui traîne et le fourre pêle-mêle dans le sac. Allez, je rampe hors de la tente et j’essaie de me redresser sur mes pattes arrières : ça n’a pas dû être si simple que ça pour nos ancêtres cette histoire là, parce que pour moi c’est carrément compliqué. Culbuto essaie donc d’aller vider sa vessie et se fait prendre sur le fait par… Avas qui fait les gros yeux !! «Toi tu restes couché, je t’apporte ton petit-déjeuner , et tu attends l’hélico dans ta tente»… Mais il se laisse attendrir et j’ai le droit d’aller manger à la grande tente, avec les autres. Youpi, je suis guéri !

Tu parles ! Tout déplacement relève de la mission lunaire ; il me faut deux bâtons (prêtés en douce par mon compère) pour faire le moindre pas : un vieillard parachuté au camp de base ! Par contre l’appétit se porte bien : je mange la portion de Kacha de Sergueï (qui n’aime pas ça, incroyable pour un Russe !), clopine jusqu’aux cuisines pour racler un reste de quelque chose (il reste toujours quelque chose…). Avas m’attrape le museau dans la marmite, pour me faire quelques piqures «pour la route».

Mais voilà : «flop, flop, flop», le gros bourdon arrive, pour embarquer tout le monde vers Karkara. On se dit au revoir, une photo avec  Dima, une autre avec Avas. Une trekkeuse anglaise s’intéresse de près à mes petons gonflés ; ça a l’air d’être très classe…

On vole ; peu à peu le relief s’adoucit. On voit apparaître les premières tâches de vert dans cet univers minéral et on se pose au milieu des prairies fleuries. Il y a des chevaux, des papillons,

«Tubik» le basset du camp de Karkara vient à notre rencontre. Il a l’air un peu déprimé ce bestiau ; qu’est ce qu’il pourrait bien faire ce beau mâle, avec  des chevaux et des papillons ? Départ du car vers Bishkek prévu à 14 heures. On mange et le car part à… 17 heures ; ben oui «c’est l’Asie ici» comme disent les Russes. Et on roule et on roule… cahots et poussière. A part Sergueï et moi, tout le monde descend à Cholpon-Ata, au bord d lac Issyk-Kul.

 

 Jeudi 1er août : les faits sont têtus

 

Arrivée nocturne à Bishkek. Le chauffeur nous pose au pied de l’antre de Sergueï, un petit T1-bis à peine plus déglingué que celui des prolos parisiens.

On émerge un peu tard. Direction le café d’à côté pour le petit-déj (c’est que les placards sont vides là dedans…), on achète des fruits et notre  ami lance des invitations pour une soirée «chachliks et bière».

Début d’après-midi ; Sergueï me rappelle à la réalité : «tu ne dois pas passer à l’hôpital toi?». Il me parle de son copain toubib et montagnard qui pourrait jeter un œil là-dessus. Bon, allez, on y va, tout en discutant d’aller passer quelques jours au bord du lac Son-Kul, histoire de se mettre au vert.

Sacha, le docteur, me passe tout de suite sous la douche froide. «Allez, pas d’histoires, tu me racontes ce qui s’est vraiment passé». Quand je lui annonce trois jours les pieds dans la neige ; c’est direct dans le cabinet. Il palpe l’affaire, relève les yeux ; et tout est dans le regard. C’est sans appel : il faut rentrer au plus vite en France, dès demain si possible. Adieu Son-Kul, Chachliks et bières fraîches !

Je passe à l’étage : séance perfusion et injection d’antibiotiques. Les deux jeunes infirmiers, quand ils comprennent que je baragouine le russe me bombardent de questions. On passe de la montagne à la russification de Depardieu, de Depardieu au cinéma français (Sultan à l’air d’être vraiment cinéphile), du cinéma au mariage gay… Bref, à Bishkek, il y en a qui suivent l’actualité !

Quand même, pour les bières fraîches et les chachliks, le plan du soir tient toujours. On se retrouve dans une petite gargote, au dessus d’un pont de la ville : la viande est délicieuse, les copains aussi.

Mon téléphone sonne ; c’est l’assurance : je pars demain au vol de 6h35. Là-bas, près de l’Atlantique et dans le pays Ch’ti, deux femmes se démènent pour moi : Martine et ma mère.

Une ambulance me récupère à Roissy, direction Brest et son caisson hyperbare. J’essaie de marchander une dernière fois, on me repasse le médecin avec qui j’ai un peu plaisanté l’après midi. Il ne plaisante plus ; il faut rentrer au plus vite…

 

Vendredi 2 août : catapulté

 

Le taxi passe à 4 heures, je prends une douche avant de partir : la première phlyctène est apparue… On descend, Sergueï m’aide à trimbaler mon sac, qui s’est quand même bien allégé. J’envoie un SMS à Masha dans le taxi : «médecins ont décidé, pourrais pas passer vous dire au revoir, bises à Zoïa et Fiodor, je pense que c’est rien».

Snif, le Khan a été vraiment dur avec nous cette année…

Aéroport : contrôles et recontrôles ; cette fois ce sont mes petons tout gonflés qui passionnent les douaniers. Je  commence à en avoir un peu ma claque de raconter la même histoire.

 

***

 

(1)  : la bouteille est le passage redouté de la voie normale du Khan Tengri ; situé entre le camp 1 et le camp 2 ce passage est fort exposé aux avalanches et chutes de sérac en provennace du pic Tchapaev.

 

(2)  : Gleb est un himalayiste russe très connu ; par ailleurs photographe de talent, il a participé à de nombreuses expéditions russes sur les plus hauts sommets du monde.

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